Explications de Quintilien sur la mémoire artificielle




Juste après Cicéron, Quintilien – dans Institution oratoire (LIVRE XI) – propose aux futurs orateurs une explication technique sur la façon de procéder pour mémoriser avec la méthode des lieux...

Dans cet extrait, Quintilien souligne l'importance de bien connaitre l'ordre des choses dans les lieux que nous utilisons et la façon d'y associer ce que l'on veut retenir.

Je soulignerai plusieurs points.
* D'abord, il propose une possibilité qui m'est chère puisque je l'utilise constamment : la possibilité d'utiliser des lieux dans des tableaux et des endroits imaginaires !
* Ensuite, dans ces lieux (qui peuvent être imaginaires donc), on peut utiliser des objets de rappel selon des principes étymologiques, homophoniques ou de déformation sonore... Ce dernier principe n'est pas évident dans le texte de Quintilien, mais je crois qu'il ne le désapprouverait pas (pour ma part je l'utilise énormément !).
* Il préconise également la décomposition en plusieurs parties de ce que l'on veut retenir. Dans mon expérience, ces parties peuvent servir d'articulations et de balises pour la pensée. Ceci permet également d'avoir des points d'accroches pour reposer sa mémoire et repartir du bon pied (avoir plusieurs lieux dans différentes pièces plutôt qu'une très grande quantité de lieux dans la même pièce par exemple...)
* Enfin, je trouve important de noter que le travail et l'exercice progressif sont essentiels. Cette idée se décline d'ailleurs, selon moi, pour tout apprentissage et toute transmission : il est nécessaire d'envisager une progression !
Néanmoins, pour être juste, je me dois de dire que Quintilien émet quelques réserves quant à certaines utilisations de la mémoire artificielle. J'y reviendrai dans un prochain article.
Bonne lecture,
Clément

Institution oratoireLIVRE XI
Chapitre II
De la mémoire
[...] la mémoire peut être aidée par des signes extérieurs, quand ils sont bien empreints dans l'esprit, et c'est ce que chacun peut vérifier d'après sa propre expérience. En effet, lorsque nous revoyons après un certain laps de temps, des lieux que nous avons fréquentés jadis, non seulement nous les reconnaissons, mais encore nous nous rappelons ce que nous y avons fait, les personnes que nous y avons vues, et nous y retrouvons jusqu'aux pensées secrètes qui nous y ont agités. En cela donc, comme en la plupart des choses, l'art est né de l'expérience. Or, voici ce que font ceux qui le pratiquent.
Ils étudient les lieux les plus vastes et les plus variés, par exemple une maison spacieuse et coupée en de nombreuses divisions ; ils impriment avec soin dans leur esprit tout ce qu'elle offre de remarquable, de manière que la pensée puisse en parcourir toutes les parties sans hésitation ni délai, l'essentiel étant de ne pas broncher ; car, on conçoit que des souvenirs destinés à aider d'autres souvenirs doivent être plus que sûrs. Ensuite, pour se remettre sur la voie de ce qu'ils ont écrit ou médité, ils y attachent un signe qui leur sert de moniteur. Ce signe peut être emprunté à la matière qu'on traite : ce sera, je suppose, une ancre, s'il s'agit de navigation ; une arme quelconque, s'il s'agit de guerre ; ou, enfin, un simple mot de reconnaissance, car un mot suffit pour rappeler une idée qui échappe. Puis, ils disposent leur discours de telle sorte, qu'ils en assignent la première partie au vestibule de la maison, la seconde à la salle d'entrée ; ils font ainsi tout le tour de l'habitation, en distinguant successivement par une idée, non seulement les salons, les chambres, les cabinets, mais jusqu'aux statues et autres ornements qui s'y trouvent.
Cela fait, ont ils à repasser ce qu'ils ont appris, ils reprennent le recensement de la maison, dans le même ordre, en redemandant à chaque pièce l'idée qu'ils lui ont confiée, selon qu'elle est réveillée par l'image même des lieux. Au moyen de cette méthode, si nombreux que soient les objets qu'on veuille se rappeler, comme ces objets forment autant d'anneaux d'une même chaîne, on n'est point exposé à confondre ce qui suit avec ce qui précède, inconvénient qui a lieu quand on se contente d'apprendre des mots.
Ce que je dis d'une maison peut également s'appliquer à des monuments publics, à une longue promenade, comme l'enceinte d'une ville, ou à des tableaux. On peut même se créer des lieux par l'imagination.
[...]
Si nous voulons confier à notre mémoire, sans la surcharger, un discours d'une certaine étendue, je ne connais rien de mieux que de l'apprendre par parties, pourvu que ces parties ne soient pas trop petites : autrement, elles se multiplieraient trop, et fatigueraient la mémoire en la partageant. Je ne prescrirai pas de mesure certaine à cet égard, si ce n'est de s'arrêter à la fin de chaque morceau complet, à moins que ce morceau ne soit si long, qu'il faille encore le diviser. Donnons-nous aussi des points de repos, qui ramènent fréquemment la pensée sur l'enchaînement des mots, car c'est là le plus difficile, et qui nous rappellent incessamment l'ordre dans lequel les parties sont liées entre elles.
Quant à ce que nous aurons plus de peine à retenir, il ne sera pas inutile d'y apposer quelques marques pour avertir et exciter la mémoire ; car, quel homme en est assez dépourvu pour ne pas se rappeler dans quel dessein il a attaché tel signe à tel endroit ? Que si sa mémoire est paresseuse à ce point, encore fera-t-il bien d'user de ce remède, ne fût ce que comme stimulant. C'est le cas, en effet, d'user du procédé artificiel dont j'ai parlé, et qui consiste à affecter certaines images à des digressions qui, sans cela, pourraient nous échapper. On prendra donc, comme je l'ai dit plus haut, celle d'une ancre si l on doit parler de navigation ; celle d'un javelot, si l'on doit parler de guerre ; car les signes sont de puissants auxiliaires pour la mémoire, et une idée en réveille une autre. C'est ainsi qu'un anneau que nous changeons de doigt, ou auquel nous attachons un fil, nous remet en esprit le motif qui nous l'a fait faire.
Un moyen plus sûr encore, c'est d'associer dans sa mémoire ce que l'on veut retenir à quelque chose qui y ressemble. Ainsi, pour les noms, avons nous à retenir celui de Fabius ; reportons-nous à cet illustre temporiseur qu'on ne saurait oublier, ou à quelqu'un de nos amis qui s'appelle de même. Cela est plus aisé encore à l'égard de certains noms , tels qu Aper, Ursus, Naso ou Crispus ; il suffit de se rappeler d'où ils viennent. L'origine est aussi un moyen de retenir les dérivés, si, par exemple, nous avons affaire à des noms comme Cicéron, Verrius, Aurelius.
[...]
Maintenant, si l'on me demande en quoi consiste principalement l'art de la mémoire, je répondrai que c'est dans l'exercice et le travail. Apprendre beaucoup, méditer beaucoup et tous les jours, si on le peut, voilà ce que je connais de plus puissant. Rien n'est susceptible comme cette faculté, de s'accroître par l'application, et de se perdre par la négligence. On ne saurait donc, comme je l'ai dit, l'exercer trop ni trop tôt chez les enfants ; et, à quelque âge qu'on la cultive, il faut se résigner à l'ennui de repasser sans cesse ce qu'on aura écrit, ce qu'on aura lu, et de remâcher, pour ainsi dire, les mêmes aliments.
On peut néanmoins rendre cette tâche plus légère, en ayant soin, dans le commencement, d'apprendre peu à la fois, et des choses qui ne rebutent pas ; ensuite, on augmentera chaque jour la dose, de manière à rendre ce surcroît insensible, et l'on arrivera par degrés à des résultats qui étonneront. On s'exercera d'abord sur les poètes, puis sur les orateurs, enfin sur des écrivains moins harmonieux, et sur ceux dont le style s'écarte le plus des formes ordinaires du langage, tels que les jurisconsultes ; car ce qui sert d'exercice doit être plus difficile, pour que la chose en vue de laquelle on s'exerce devienne plus aisée. C'est ce que font les athlètes, qui s'accoutument à porter dans leurs mains de fortes charges de plomb, quoiqu'ils luttent les mains vides et nues.

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